Appuyez sur 'Entrée' pour rechercher ou 'Esc' pour quitter

Vive Berlin et les pierres à trébucher

La pose de six pierres à trébucher à Berlin – des Stolpersteine – a réuni le seul survivant de la période nazie avec 22 de ses descendants.

Un membre fondateur de Vive Berlin, Blas Urioste, est l’initiateur de ce petit miracle de réconciliation et il nous fait découvrir, ci-dessous, comment s’est initiée cette aventure.

Cet épisode de vie nous rend particulièrement fiers, car il vous initie, par nos actes d’engagement et dévouement en qualité de guides touristiques, dans un travail de mémoire. En plus de vous proposer la découverte de la ville, nous ambitionnons de garder en vie l’histoire de Berlin.

LA RÉUNION D’UNE FAMILLE AVEC SON HISTOIRE

Il y a souvent des événements très spéciaux à Berlin. L’histoire rapportée par Blas concerne des personnes que nous rencontrons simplement dans la rue et non un événement abstrait ou distant. Ici à Berlin, l’histoire vous touche immédiatement.

C’est ce qui lui est arrivé il y a quelques années, lors d’une balade avec un groupe de visiteurs particuliers, histoire qu’il souhaite vous raconter.

Mauricio, Magda, Julio et Edith ont demandé une visite guidée sur le Troisième Reich. À la fin de la visite, Blas a discuté de l’approche que nous adoptons lors de nos visites de Berlin. Ces touristes ont été frappés par la manière dont nous avons traité la problématique du travail de mémoire et les lieux particuliers que nous montrons au cours de nos visites guidées.

À la suite de cette conversation, Mauricio a décidé de confier à notre guide, Blas, l’histoire de ses grands-parents qui étaient décédés à Berlin en 1938, lors de l’incendie d’une synagogue durant de la Nuit de Cristal.

De cette tragédie familiale, Mauricio ne connaissait que le nom de ses grands-parents qu’il n’avait jamais connu. Il était le fils de survivants de la Shoah et visitait pour la première fois Berlin, cette ville dans laquelle sa mère avait passé son enfance et ses grands-parents perdu la vie.


COMMENT DONNER DU SENS À UNE VISITE

Ce récit m’a énormément ému, Mauricio venait de me confier une information intime. Je découvrais que ces quatre personnes n’étaient pas seulement des touristes, mais trois personnes qui accompagnaient le quatrième afin de retrouver une partie de ses racines.

J’ai inscrit les données des grands-parents et le soir, à mon domicile jusqu’à tard dans la nuit, je me suis assis pour enquêter dans les bases de données disponibles.

Le lendemain, Mauricio, Magda, Julio et Edith sont tous les quatre revenus avec moi pour visiter l’ancien camp de concentration de Sachsenhausen.

Avant de commencer le tour, j’ai pu leur annoncer que j’avais trouvé le nom du grand-père sur la liste des chefs de famille à Berlin en 1938, mais malheureusement son nom ne figurait pas sur la liste des victimes de la Nuit de Cristal. J’ai pu confirmer que la synagogue et la maison où ils vivaient – dans le quartier juif de Berlin –  avaient bien été détruites cette nuit-là, le 9 novembre 1938.

Ce fut un moment intense pour tout le groupe. Soudain, une histoire de famille diffuse a commencé à se transformer en données, lieux et documents.

La nuit suivante, j’ai poursuivi ma recherche. Je voulais connaître le sort de ces deux personnes persécutées par les nazis pour le simple fait de pratiquer leur religion.

Le lendemain, le groupe nous a accompagnés à Potsdam. Avant de partir, je pouvais leur montrer le nom du grand-père inscrit sur les listes des chefs de famille de 1939 et 1940. C’était la preuve administrative que les grands-parents, ou du moins le grand-père, n’était pas décédé en 1938.

Le dernier jour de leur séjour à Berlin, Mauricio, Magda, Julio et Edith sont venus nous dire au revoir à notre point de rencontre de la Potsdamer Platz 10.

Là, je leur ai proposé de les accompagner à l’endroit où se trouvait, en 1938, la maison des grands-parents. La mère de Mauricio y avait passé son enfance avant son départ en Angleterre. Je savais qu’une plaque commémorative avait été installée dans les années 1990. Nous y sommes allés et ce fut un moment incroyablement émouvant. La plaque commémorative comprenait une photo de l’intérieur de la synagogue lors d’une cérémonie et Mauricio y a reconnu sa grand-mère.

Nous avons parlé longuement en nous demandant si la pose d’une Stolperstein (pierres à trébucher) en l’honneur des grands-parent serait une bonne idée. Nous ne connaissions toujours pas leur destin, mais à notre connaissance, c’était leur dernière adresse à Berlin. Mauricio a spontanément donné son accord et nous avons commencé à développer un projet qui nous accompagnerait pendant quelques années.

Les pierres à trébucher – ou d’achoppement – sont des pavés recouvert de laiton, d’une taille de 10 x 10 cm que l’on trouve sur les trottoirs. Elles sont encastrées dans le sol, afin que personne ne puisse réellement trébucher. Nous les nommons en allemand « Stolpersteine » ce qui signifie « un obstacle sur lequel on bute ». Elles s’appellent ainsi pour inviter le passant à prendre conscience de l’horreur muette dont les trottoirs qu’il arpente ont été autrefois les témoins, pour s’arrêter un instant et lire le texte gravé qui commence par « Ici habitait… ». Ainsi, le passé est ramené dans la vie quotidienne, devant le domicile d’une victime de la Shoah. Ces pierres représentent une forme de commémoration qui sort les victimes de l’anonymat, là où elles vivaient.

 

LES STOLPERSTEINE

Le groupe Mauricio, Magda, Julio et Edith a quitté Berlin et je me suis chargé de les inscrire sur la liste d’attente des Stolpersteine en contactant l’initiative locale en charge de leur installation.

Il nous fallait encore connaître le destin de cette famille, j’ai donc poursuivi mon enquête et découvert que le grand-père David fut déporté dans le camp de concentration de Sachsenhausen, à quelques kilomètres de Berlin. De là, il avait été transféré au camp de concentration de Dachau pour être finalement tué au camp de concentration de Buchenwald, près de Weimar. Marja, la grand-mère, est probablement décédée à Auschwitz (je dis probablement parce que dans son cas, il n’y a aucune de certitude définitive, seulement des indices).

Le 8 septembre 2017, les descendants de Marja et David, originaires de 3 continents, se sont rencontrés (certains pour la première fois) à la Kleine Auguststrasse 10 de Berlin. Dans ce lieu avaient vécu les parents, grands-parents et arrière-grands-parents de ce groupe d’Argentins, Israéliens et Anglais.

Gunter Demnig, l’artiste qui commencé à placer ces pierres commémoratives dans les rues est venu sceller, sur le trottoir, devant l’endroit où la synagogue dans laquelle David avait été chantre, deux pierres pour ceux qui ont été tués par le national-socialisme et quatre pour leurs enfants qui ont quitté l’Allemagne dans trois directions différentes. En plus de commémorer ceux qui avaient été tués par le nazisme, l’idée était de célébrer ceux qui avaient survécu.


UN ACTE QUI CHANGE BERLIN

Dans ce groupe familial se trouvait l’un des enfants de cette époque, un homme de 90 ans, probablement l’un des derniers Juifs à avoir fait sa Bar Mitzvah à Berlin.

Entouré de ses descendants, il est revenu dans la ville d’où il s’était enfui, il se tenait dans la rue où il avait vu les flammes détruire sa maison, où il avait vu comment les pompiers regardaient le feu de manière passive parce que ce qui brûlait était une propriété juive, où il avait senti la peur de ses parents. Une des pierres porte son nom.

Isi, comme l’appellent affectueusement les siens, avait quitté Berlin 3 ans plus tard, de manière clandestine, pour la Palestine où il vit aujourd’hui avec ses enfants et ses petits-enfants.

Ce jour-là, Isi nous a raconté, à la première personne, son histoire et la tragédie avec laquelle avait commencé son adolescence. Il a également pu prononcer le Kaddish, prière juive pour le défunt, pour ses parents.

Avant la cérémonie, je me suis présenté à lui en anglais et l’un de ses petits-enfants a traduit en hébreu. Il m’a souri et répondu: « Sie können mit mir gerne auf Deutsch reden. Ich habe sehr lange diese Sprache nicht gesprochen, aber wir können es so machen ». Ce qui signifie : «Vous pouvez me parler en allemand. Je n’ai pas parlé cette langue pendant très longtemps, mais nous pouvons le faire».

Pour moi, petit-fils de la génération allemande responsable de l’Holocauste, ce fut un moment émouvant.

Lors de cette cérémonie d’installation des Stolpersteine pour la famille Wildstein, dans laquelle on parlait hébreu, allemand et espagnol, Isi a déclaré: « Je ne suis pas ici pour fermer un cercle, mais pour mettre un maillon supplémentaire dans une chaîne« . Une phrase que j’ai adoptée pour décrire ce que je pense être notre tâche en tant qu’ambassadeurs de Berlin.

Je crois personnellement que dans ce métier de guide, nous pouvons chercher à changer l’expérience de ceux que nous accompagnons et nous pouvons également être ouvert aux clients qui peuvent nous changer. C’est une route à double sens.

Cette philosophie qui est la nôtre, que nous avons également transmise à notre coopérative, a donné vie à cette histoire, une des plus belles choses qui me soit arrivée, en tant que guide et en tant qu’être humain.

J’ai eu l’occasion de rencontrer des gens formidables, devenus des amis et ils font maintenant partie de mon histoire.

D’autre part, en tant qu’entreprise, nous avons la chance de pouvoir montrer les fondements de notre tâche de transmission et tenir notre promesse, dans une certaine mesure : «garder l’histoire de notre ville vivante et surtout mettre un grain de sable pour provoquer le miracle de la réconciliation».

Récit de Blas Urioste, membre de Vive Berlin et guide.